« Le Diable amoureux »
ou les voies perverses du désir

Muriel MOSCONI


« Le Diable amoureux » (1) de Jacques Cazotte est une référence de Lacan lors du séminaire IV pour y expliciter les voies perverses du désir humain et lors du séminaire suivant, « Les formations de l'inconscient », où il construit le graphe du désir publié dans « Subversion du sujet et dialectique du désir ».

Ce roman met en scène le côté paradoxal du désir dans son articulation au fantasme, l'aspect surprenant de l'objet dont l'action subvertit le sujet. Comment le désir vient-il à l'homme ? En voici la trame essentielle.

On ne cède pas impunément au désir de savoir. Alvare de Maravillas, le narrateur et principal personnage de l'histoire en fait l'étrange expérience.

« La curiosité est ma plus forte passion » avoue-t-il.

Ayant quitté son Estramadure natale, où l'attend sa vénérable mère pour le mettre en rapport avec la femme qu'elle seule peut lui choisir, il est en garnison près de Naples. Il s'y ennuie jusqu'au jour où il rencontre un adepte de la science des esprits : Soberano qui devant lui invoque un esprit nommé Calderon et hop ! voici sa pipe allumée selon son désir. A voir ainsi réalisé le désir de l'autre, le jeune Maravillas sent le sien prendre feu : « Vous ne pouvez concevoir la vivacité du désir qui me brûle ... » d'en savoir plus.

Qu'à cela ne tienne : Soberano l'amène quelques jours plus tard dans les ruines de Portici à Herculanum (non loin de la villa des Mystères). Dans l'obscurité d'une grotte archaïque Alvare invoque Belzébuth.

« A peine avais-je fini qu'une fenêtre s'ouvre à deux battants - la fenêtre du fantasme - au haut de la voûte où s'encadre une tête de chameau horrible, autant par sa grosseur que par sa forme ... L'odieux fantôme ouvre la gueule et me répond : « Chè vuoi ? »

(« Que veux-tu ? ») d'une voix à réveiller les morts qui dorment alentour ».

Alvare fait front et retourne à l'autre sa question :

« Que prétends-tu toi-même, téméraire en te montrant sous cette forme hideuse ? »

A quoi l'autre répond humblement par une autre question - la question du sujet :

« Maître, sous quelle forme me présenterais-je pour vous être agréable ? » Pour me faire l'objet cause de votre désir, que me voulez-vous ? Comment me voulez-vous ?

« Je te veux épagneul » lance Alvare. Sommant ainsi le chameau d'obéir en chien fidèle mais aussi d'être assujetti aux signifiants de la langue maternelle - l'espagnol - de celui qui se croit le maître.

Et voilà le cou du chameau qui s'allonge de seize pieds, témoignant là d'une faculté érectile insoupçonnée, pour venir cracher aux pieds d'Alvare une petite chienne épagneule : Biondetta. Ce chameau érectile et transformiste n'est pas sans rapport avec la girafe chiffonnée de Hans.

Biondetta sera transformée par Alvare en page à sa livrée, image de lui-même soit disant maîtrisée. Aussitôt un chérubin apparaît dont le sexe ne se décide qu'au masculin, Biondetto, auquel il répond. Mais c'est pour se transformer l'instant d'après et sur l'ordre d'Alvare, en une Fiorentina, chanteuse et harpiste d'une grande beauté. Son regard de feu sous un voile et sa voix pénétrante, elle-même voilée, trompent si bien le désir d'Alvare qu'il en oublie qu'il est le créateur de ces objets charmants et qu'il n'y reconnaît pas les derniers avatars du chameau à la voix caverneuse qui avait mis son désir en question.

Exit Fiorentina - qui rime avec Biondetta - et reparaît l'obligeant Biondetto - qui rime avec chameau.

Restons-en là, se dit Alvare, qu'elle parte. Je suis le maître. La preuve : l'objet qui cause mon désir répond aux signifiants de ma volonté. Mais, au fait, que sais-je de ce que je veux ? Je ne veux certes pas ce qu'ici je désire : Biondetta, puisque ce n'est pas ce que veut ma sainte femme de mère.

Mais Alvare aura beau chasser cette jolie bobine de Biondetto, sage comme une image et prêt à faire ses quatre volontés, le malin page reparaîtra toujours en Biondetta, avec son petit a.

" Je ne savais pas décidément si je pouvais l'éloigner de moi : en tout cas je n'avais pas la force de le vouloir. Je détournais les yeux pour ne pas le voir où il était, et je le voyais partout où il n'était pas ... Il semblait que le portait du page fût attaché au ciel de mon lit et à ses quatre colonnes ; je ne voyais que lui. Je m'efforçais en vain de lier avec cet objet ravissant l'idée du fantôme épouvantable que j'avais vu, la première apparition servait à relever le charme de la dernière ".

Pris à son propre piège, fuyant Biondetta dont il ne veut pas, pour la retrouver selon son désir, Alvare semble attaché par cet objet équivoque où se cache l'horrible organe du chameau à une part perdue de lui-même, comme sous hypnose.

Il est le maître de son page comme Pygmalion l'est de Galathée ou un débiteur insolvable de son créancier.

Il est le " maître " de ce personnage fée, fétiche, factice (puisque c'est du même mot, le mot portugais factiso, que ces trois signifiants sont nés).

Alvare est bien le débiteur de Biondetta, car au sortir de la grotte il se retrouve inexplicablement failli. Il fuit à Venise, joue, gagne puis perd. Biondetta qui, bien sûr, l'a suivi dans la cité des masques, où le carnaval bat son plein, lui offre de régler ses créances.

Elle lui offre aussi de lui enseigner la science secrète des nombres qui lui permettrait de gagner à tout coup. En ces mathèmes, lui dit-elle, « je peux être votre maître ».

Mais non, ce que veut Alvare c'est prendre pour femme celle dont il ne sait plus qu'elle est le Diable, mais qui prétend être une infortunée Sylphide, essayant d'exister sous les traits d'une femme.

Une Sylphide, dit-elle, « abandonnée dans le vague de l'air à une incertitude nécessaire, sans sensations, sans jouissance, esclave des évocations des cabalistes », comme l'analyste - esclave sans jouissance de la logique de la cure de l'analysant.

Pour s'incarner comme femme dans le désir d'un homme, elle sait bien qu'elle n'a pas d'autre moyen que de se faire semblant d'objet (a), déchet d'un chameau, voile qui couvre l'organe obscène.

Pour ce faire, elle abandonnerait son immortalité, elle accepterait de mourir comme la petite sirène d'Andersen réduite au silence pour l'amour d'un homme. Biondetta sait bien que l'homme est marié avec le phallus et qu'il n'a pas d'autre femme que cela (J. Lacan, « Télévision ») et elle en tire toutes les conséquences. Alvare veut l'épouser, certes, mais devant Dieu, ce qui pose déjà un problème, puisqu'elle est le Diable, et devant sa mère, ce qui est carrément impossible. Ils partent donc vers l'Estramadure, dans un voyage semé d'incessantes et d'invraisemblables embûches. Leur dernière station se fait dans un petit hameau des environs du château de la mère, où se célèbre un mariage.

Comme en rêve, Alvare consomme son union avec Biondetta, avec cette femme nécessairement simulacre qu'il décrit comme « un fantôme colorié, un amas de vapeurs brillantes uniquement rassemblées pour en imposer à [ses] sens, un merveilleux caméléon fait de rosée, de vapeurs terrestres, de rayons de lumière, des débris d'un arc en ciel condensés ».

Mais après leur nuit d'amour, elle demande son prix : être l'unique qu'il adore et qu'il l'aime pour ce qu'elle est : Belzébuth.

« Dis-moi enfin ... aussi tendrement que je l'éprouve pour toi : Mon cher Belzébuth, je t'adore ».

« Comme je te sais déjà presque par coeur, pour rendre nos avantages réciproques, je dois me montrer à toi telle que je suis ».

Elle ne donne pas à Alvare le temps de réfléchir à cette harange : un coup de sifflet suraigu retentit à côté de lui. « A l'instant, l'obscurité qui m'environne se dissipe, nous narre-t-il, la corniche qui surmonte le lambris de la chambre s'est toute chargée de gros limaçons, leurs cornes qu'ils font mouvoir vivement en manière de bascule, sont devenues des jets de lumière phosphorique, dont l'éclat et l'effet redoublent par l'agitation et l'allongement. »

Sous l'éclat de ces phallus imaginaires, dont la multiplication souligne l'impossibilité à masquer le manque phallique féminin, la tête de méduse apparaît.

« Lorsque ébloui par cette illumination subite, je jette les yeux à côté de moi ; au lieu d'une figure ravissante, que vois-je ? ô ciel ! c'est l'effroyable tête de chameau. Elle articule d'une voix de tonnerre ce ténébreux Chè vuoi ? qui m'avait tant épouvanté dans la grotte, part d'un éclat de rire humain plus effrayant encore et tire une langue démesurée ».

« Je me précipite, je me cache sous le lit » et je retourne vers les jupes de ma mère, perdant Biondetto - Biondetta et le chameau, pour retrouver le véritable chameau de cette histoire : cette sainte femme de mère.

Ce récit, baigné d'une atmosphère magique, factice, dangereuse, toujours en équilibre instable, met en scène la métaphore du voile dans son rapport à l'accent pervers du désir, comme le développe le séminaire IV

Schéma du voile du séminaire I

Le voile, idole de l'absence, est le support du désir dans son accent pervers, au sens où la perversion polymorphe du mâle c'est son fantasme. Sur le voile vient figurer ce qui manque à l'objet : le phallus. Il s'y projette les simulacres fétichistes du phallus maternel qui pourrait bien être derrière le voile, tout en n'y étant pas d'où l'aspect transformiste de Biondetto - Biondetta - Belzébuth et sa logique en caoutchouc à la Tex Avery.

Le voile évoque aussi la beauté comme dernier rempart avant l'horreur, d'où l'éclat phallique de Biondetta dont la peau réfléchit les rayons de lune en les rendant encore plus brillants. Biondetta (a) dans son ambiguïté, incarne, à côté de la mère, le phallus qui manque à celle-ci. Elle l'incarne d'autant mieux qu'il-elle ne le possède pas et qu'elle-il est tout entier(e) engagé(e) dans sa représentation, mais gare lorsque le voile se déchire... Ceci explique l'effet de fascination du type « Mignon » - il-elle l'a, ne l'a pas et appelle protection. C'est d'ailleurs en tant que faible femme blessée par une rivale, en appelant à la protection et à la galanterie du fougueux Andalou que le Diable séduit Alvare.

Il avait promis à sa mère de toujours être chevaleresque avec les dames en détresse ... Nous sommes bien là au niveau de la perversion polymorphe et transtructurale masculine et non au niveau de la structure perverse où le fétiche est la condition absolue du désir.

L'année suivante, Lacan construit le graphe du désir avec le « Chè vuoi ? » pour clef de voûte.

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Avec cette référence, il souligne en quoi le désir est désir de l'Autre : le Diable qui suscite le désir d'Alvare est le Diable amoureux, désirant, extrêmement actif à causer le désir de l'Autre par son manque - une faible femme blessée.

Le Chè vuoi ? qu'il pose à Alvare, souligne en quoi ce que le sujet désire, il ne le veut pas, et ne l'appréhende que sous le mode de la dénégation, d'où la subversion du sujet par la dialectique du désir.

Le désir qui se noue là au désir de l'Autre détermine une boucle où gît le désir de savoir ce qu'il en est du désir, désir de savoir inédit qui est une définition du désir de l'analyste.

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Le premier étage du graphe (cf. supra) inscrit le trait unaire de l'idéal du moi, I(A), identification première à la toute puissance de l'Autre maternel qui comble la marque invisible que le sujet reçoit du signifiant, la marque du manque à être :

Le désir de l'analyste par son Chè vuoi ?, réactive l'étage supérieur du graphe, l'étage du désir et de l'énonciation - donc du manque à être signifiant - par le biais de la construction du fantasme :

Ceci est conforme à la définition du désir de l'analyste que donne Lacan à la fin du séminaire XI:

« Le désir de l'analyste n'est pas un désir pur, c'est un désir d'obtenir la différence absolue, celle qui intervient quand confronté au signifiant primordial [de la demande maternelle - I(A)], le sujet vient pour la première fois en position de s'y assujettir. Là seulement peut surgir la signification d'un amour sans limite, parce qu'il est hors des limites de la loi, où seulement il peut vivre. (2)

Le Diable amoureux nous indique la voie d'un amour sans limite, hors des limites de la loi, un amour qui contre l'identification primordiale au signifiant de la toute puissance de l'Autre maternel par le biais de la construction du fantasme, voire, à certains passages du texte, de sa traversée.

Les limites de la loi où seulement peut vivre cet amour qui surgit - quelque fois - en fin d'analyse évoquent la naissance de cette loi qui surgit du lit, du concubinat, du fait de coucher ensemble. (Lacan, séminaire XX).

Biondetta aime assez Alvare pour s'éloigner de lui à jamais, après leur nuit d'amour. Eprouve-t-elle de l'enthousiasme à se faire ainsi le déchet de toute l'opération ? L'histoire ne le dit pas.

Le roman de Cazotte déplie la manière dont la voie du fantasme, activé par l'objet (a), pose au sujet la question de son désir paradoxal, fût-ce sous la forme d'un « que me veut l'Autre désirant ? ». Il montre comment un objet actif, Biondetta, se couple à un sujet subverti, Alvare, qui désire ce qu'il ne veut pas, conformément au haut du mathème du discours de l'analyste :

Comme dans le graphe du désir, le désir s'y régle sur le fantasme de manière homologue à l'étage inférieur où le moi se règle sur l'image du corps (i(a) --> m). Le fantasme s'y démontre être l'étoffe de ce Je primordialement refoulé  ( ) et qui ne s'indique que dans le fading de l'énonciation de l'étage supérieur du graphe, dans les achoppements et les fêlures du discours.

Le signifiant du manque de l'Autre, S(A barré), qui soutient l'énonciation inconsciente surgît au terme du Chè vuoi ?; « pour autant, écrit Lacan, que l'Autre est requis (Chè vuoi ?) de répondre de la valeur du trésor des signifiants, c'est à dire de répondre, certes de sa place dans la chaîne inférieure, mais dans les signifiants constituants de la chaîne supérieure, autrement dit en termes de pulsion ». (3)

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Avec cette référence à la pulsion, nous retrouvons la fonction de l'analyste en semblant d'objet (a) et le regard et la voix de Biondetto - Biondetta - Fiorentina- Belzébuth qui cause le désir l'Alvare et fait bosse dans l'étoffe de son fantasme.

A la fin du séminaire XI, Lacan s'interroge : « Après le repérage du sujet par rapport au (a), l'expérience du fantasme devient la pulsion. Que devient alors celui qui a passé par l'expérience de ce rapport, opaque à l'origine, à la pulsion ? Comment un sujet qui a traversé le fantasme fondamental radical peut-il vivre la pulsion ? » (4)

Le Diable amoureux nous introduit au seuil de cette question qui mènera Lacan à inventer la procédure de la passe en 1967.

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1) Cf. " Le Diable amoureux " de Jacques Cazotte, " l'école des lettres ", Seuil, 1992. Cf aussi «Chè vuoi ?», Alain Grosrichard, « L'Ane » n° 3, 1981, pp. 16, 17. Auquel j'emprunte certaines formulations. -->

2) Jacques Lacan, « Séminaire XI, les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse », Seuil, 1973, p.248. -->

3) Jacques Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir », in « Ecrits », Seuil, 1966, p.818. -->

4) Jacques Lacan, « Séminaire XI. « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse « , op. cit. pp.245 - 246. -->