Quand Lacan contrôle Ella Sharpe

(Séminaire de la Timone : "Les cas cliniques de Jacques Lacan", 27 Juin 1996)

par Franz Kaltenbeck.


INTRODUCTION

Cinq séances du séminaire " Le désir et son interprétation " (1958-1959) portent sur "Analyse d'un rêve singulier " ("Analysis of a single dream"), le chapitre V d'un livre d'Ella Freeman Sharpe, intitulé "Analysis " (23 pages) : les séances du 14 janvier 1959 (manque), 21 janvier 1959, 28 janvier 1959, 4 février 1959, 11 février 1959 et le début de la séance du 4 mars 1959.

A un moment où l'École étudie la question de l'interprétation, la lecture du texte d'Ella Sharpe et du long commentaire que Lacan nous en a livré semble s'imposer.

Mais l'interprétation et la ré-interprétation de ce rêve dit unique n'est pas détachée de la névrose complexe du rêveur; Elles sont plutôt articulées aux difficultés que celui-ci a avec la sexuation et avec son désir. Nous voyons là un domaine bien réel où l'interprétation doit opérer.

I. L'INTERPRÉTATION D'ELLA SHARPE

Sur Ella Sharpe

Dans son introduction au livre d'Ella Sharpe, Masud Khan nous apprend que cette analyste a fait le voyage à Vienne dans les années 20, alors qu'elle avait déjà une cinquantaine d'années. Solidement installée dans une carrière littéraire, elle s'est alors tournée vers l'analyse. c'est Hans Sachs, lui aussi non-médecin, qui l'a analysée. Masud Khan insiste sur l'intérêt qu'Ella Sharpe a trouvé dans la structure de langage de ce rêve. Elle serait ainsi un précurseur du Dr. Lacan, (Lire également à ce propos: Jean-Jacques Bouquier, Nathalie Chareaud, Geneviève Morel, " Ella Sharpe, 1875 - 1947; L'esprit de la lettre, in "Ornicar ?", n° 38).

Le livre d'Ella Sharpe recueille les leçons sur le rêve qu'elle a données dans les années 1934-1936 à l'institut de Psychanalyse de Londres devant des psychanalystes praticiens; Elle faisait, à l'époque partie du Comité des didactitiens. Ernest Jones, Edward Glover, Sylvia Paynes, John Rulman et Mélanie Klein faisaient également partie de ce comité. L'influence de Mélanie Klein était en train de croître dans cette société, comme le note le Dr Lacan. Ceci explique certaines interprétations d'Ella Sharpe.

Le texte d'Ella Sharpe

Il me paraît nécessaire de vous présenter, en un premier temps le texte d'Ella Sharpe dans ses grandes lignes, même si ce procédé rend inévitable certaines répétitions quand nous parlerons de la lecture que Lacan en propose.

le patient et son symptôme

Ella Sharpe nous rapporte l'intégralité d'une séance avec un patient et résume les deux séances suivantes pour interroger les effets de ses interprétations; Le patient lui aura raconté un rêve qualifié de " tremendous " (formidable, épouvantable ...)

Elle caractérise son cas comme " complexe ". Il se trouvait dans une phase importante de son analyse. Voici comment elle nous présente son patient :

Le père de celui-ci est mort quand il avait 8 ans. Il garde très peu de souvenir de celui-ci. Dans le transfert, il installe l'analyste à la place de ce père mort, n'ayant ni pensées ni sentiments pour lui. La seule manifestation transférentielle est une angoisse à l'approche des week-ends. Quand ce père vengeur aura cessé de coincer le sujet, de le pousser dans un coin ("to corner") cette longue partie d'échecs qu'est l'analyse sera terminée.

Pour y arriver, l'analyste doit interpréter son voeu de se débarrasser de ce père. Il croyait dans un fantasme de toute puissance, avoir tué ce père.

Cet homme souffre de phobies sévères. Il est avocat et vient de commencer à pratiquer au barreau. Mais il a arrêté son travail, non pas par incapacité, mais par crainte de trop bien réussir.

On lui a rapporté les dernières paroles de son père.

"Robert doit prendre ma place". Phrase équivoque : le père lui commande de devenir adulte mais aussi de mourir : "ma place" peut signifier : "la où je suis" mais aussi : "la où je meurs" (Lacan). La mort du père a aussi renforcé "le fantasme inconscient d'une image maternelle dévorante". L'analyse a donc pour tâche de réduire la crainte des voeux agressifs du sujet : le désir libidinal doit cesser de signifier la mort. Jusqu'ici le patient se montre mortifié.

Un des principes de l'analyste est de ne pas trop s'intéresser au symptôme(il ne peut pas travailler) mais plutôt à ses activités ludiques : sport, jeux, ...

la toux :

C'est donc un homme qui se maîtrise, qui se contrôle complètement. Il a peur de ses sentiments. Quand il monte l'escalier qui mène au bureau d'Ella Sharpe, elle ne l'entend jamais. Elle entend tous les autres patients. Mais ce jour là, il se manifeste par une faible toux. Et Ella Sharpe capte cette toux avec la plus grande joie. Mais elle se garde d'attirer son attention là-dessus; ce n'aura pas été nécessaire car il en parlera. Alors, l'analyste et l'analysant vont s'interroger sur le question de savoir ce à quoi elle sert, cette petite toux.

L'analysant produira alors le fantasme suivant :

On ferait ce genre de choses avant d'entrer dans une pièce, où deux amants se trouvent ensemble, pour leur faire signe qu'ils vont être dérangés.

Il s'en servait en effet quand il était adolescent (à 15 ans) lorsque son frère et sa petite amie s'embrassaient dans le salon.

Ella Sharpe : Mais pourquoi tousser avant d'entrer ici ?

Patient: C'est évidement absurde; On ne me demanderait pas de monter si quelqu'un d'autre serait ici.

Et d'ajouter qu'il ne pense pas du tout que Ella Sharpe pourrait se trouver dans une position embarrassante.

Le chien

Il se souvient alors d'un autre fantasme. Quand il était dans une pièce où il ne devait pas être, il se disait : J'aboierais comme un chien si quelqu'un entrait. Cela déguiserait ma présence. On dirait : " Oh, ce n'est qu'un chien ! "

Un autre souvenir lui vient à l'esprit :

Une fois, un chien s'est masturbé contre sa jambe et il avoue honteusement ne pas avoir arrêté ce chien.

A partir de ces fantasmes, son rêve de la nuit précédente s'impose à lui.

Le grand rêve

C'est un " énorme rêve", annonce-t-il. Il aurait besoin du reste de la séance pour le raconter, mais il ne se rappelle pas de sa totalité, loin s'en faut. C'était un rêve "excitant et plein d'incidents". Il ajoute : " Je me suis réveillé tout chaud et transpirant ".

En voici le texte :

"J'ai rêvé d'avoir fait un voyage avec ma femme autour du monde et que nous étions arrivés en Tchécoslovaquie où s'étaient passées toutes sortes de choses. J'ai rencontré ma femme sur un chemin. Ce chemin ressemble à un autre chemin figurant dans deux autres rêves. je vous les ai décrits. Dans ces rêves, j'avais un jeu sexuel avec ma femme face à une autre femme. Et cela s'est aussi produit dans le rêve actuel. Cette fois-ci ma femme était là pendant que l'événement sexuel avait lieu; la femme que j'avais rencontrée avait l'air très passionnée".

" Cette femme m'en rappelle une autre que j'ai vue, hier dans un restaurant. Elle était brune, avait des lèvres pleines et rouges. Elle aussi était très passionnée. Il est évident qu'elle aurait répondu à tout encouragement de ma part. Elle doit avoir stimulé ce rêve".

"Dans mon rêve, la femme a désiré coucher avec moi. Elle en a pris l'initiative. Vous savez que cela m'aide beaucoup "."La femme s'est couchée sur moi. Elle a eu évidemment l'intention de mettre mon pénis en elle. Je peux dire cela grâce aux manoeuvres qu'elles a faites. Je n'étais pas d'accord mais elle était si désappointée que je pensais que j'allais la masturber".

"Cela sonne tout à fait faux que d'utiliser de verbe de façon transitive. On peut dire "I masturbated" mais il est faux d'utiliser ce verbe de façon transitive".

Lacan insiste beaucoup sur cette remarque grammaticale du sujet. Il est d'accord avec Ella Sharpe qu'il s'agit bien entendu d'une masturbation du sujet. Par ailleurs, le patient l'admet dans son dialogue avec Ella Sharpe. Il avoue dans ce contexte que, jeune garçon, il avait masturbé un autre garçon.

Le chaperon

Mais ce rêve ne lui a pas procuré d'orgasme. Il se souvient que le vagin de la femme a saisi son doigt. Il n'y a donc pas mis son pénis mais son doigt. Lacan notera ça comme élément de son interprétation.

Puis, le patient déploie des associations très importantes concernant l'orgasme de cette femme.

Il voit son appareil génital en face, la fin de la vulve. Quelque chose de large, de projeté, pendait vers le bas, comme le pli dans un chaperon. Avec ça, la femme a manoeuvré afin de saisir son pénis (to get my penis). Le vagin semblait se fermer autour de son doigt.

Interrogé par Ella Sharpe, le portait produit d'autres associations.

Une caverne sur les collines où il habitait comme enfant; Il s'y promenait souvent avec sa mère; le trait le plus saisissant de cette caverne : la colline a un sommet surplombant (overhanging). Cela ressemble à une lèvre géante, lèvre d'un monstre, avait-il pensé quand il était enfant.

Puis, lui viennent des jokes à propos des lèvres et des labia. Un de ces jokes repose sur une comparaison de l'écriture chinoise et de la notre.

Quel rapport avec l'orgasme féminin ? Les labia sont côté contre côté. Il compare cela aux parois du vagin et on arrive à une opposition entre les labia qui sont longitudinales et les parois du vagin qui sont ordonnées d'une façon croisée.

Mais l'idée de la capote insiste. un homme au golf lui a promis de lui procurer un sac de golf pour ses clubs de golf. Ce sac serait confectionné d'une étoffe qui ressemble à sa capote de voiture. Cet homme avait un accent cockney qu'il imitait. Et cette imitation l'amène à une amie qui faisait des improvisations astucieuses à la radio.

Il s'accuse de sa vantardise car l'amie lui fait parler de son appareil radio qui capte toutes les stations de même que l'amie parle via les ondes au monde entier.

Elle aussi sait imiter les autres, par exemple cet homme qui a chanté.

" Où est-ce que vous avez obtenu ce chapeau, où est-ce que vous avez reçu cette huile"

Le chaperon ne le laisse pas tranquille. Il l'amène à sa voiture décapotable, attachée en arrière par des courroies ou des lanières; A l'intérieur elle était en lin écarlate; Sa vitesse maximale était de 60 miles; le signifiant "pointe de vitesse" est rapprochée par Ella Sharpe du chaperon.

Il se rend compte qu'il parle de sa vitesse comme si elle était vivante, voire humaine.

Les lanières

Ella Sharpe l'invite à en dire un peu plus sur les lanières. Il lui raconte alors qu'il avait l'habitude de les collectionner. Il coupait les lanières en cuir de sa soeur. Ce désir de couper les lanières ne correspondent qu'en apparence à l'idée d'en faire quelque chose d'utile. En vérité, c'était une obsession. Il les coupait de façon compulsionnelle. On voit ces lanières dans des landaus (voitures d'enfants, ????) pour attacher l'enfant. Il ne se souvient pas de ce qu'il ait eu un landau dans sa famille, seulement de celui de son père dans sa chaise roulante.

Du coup, il se rappelle qu'il a omis d'envoyer deux lettres d'admission au club destinées à ses nouveaux membres. Pourtant il s'est promis d'être un meilleur secrétaire que son prédécesseur. A propos de cet oubli il cite une phrase du livre de prière commun de l'Église anglicane.

"Ah well, we have undone those things or ought to have done and there is no good thing in us".

" Nous avons laissé non faites des choses que nous avions à faire ... "

Je note (séance de 4 février 1959, p.19) que une phrase entière manque dans la citation du patient, à savoir :

" Et nous avons fait ces choses que nous ne devions pas faire". C'est symptômatique, comme le souligne Lacan : "il est tout à fait incapable de faire quoique ce soit, de crainte de trop bien réussir..."

Les patient enchaîne directement avec : "il n'y a rien de bon en bous".

Ce bon objet, le phallus, n'est pas là, interprétera Lacan.

Ce signifiant "undone" (... "pas fait ") l'amène à ses boutons de braguette laissés ouverts et à un rêve où un homme lui dit de fermer les boutons de sa veste.

Mais cette chaîne signifiante le conduit avant tout à nouveau aux lanières et au fait qu'il avait été attaché au lit, pour ne pas tomber.

Ce matériel, Ella Sharpe le résume dans l'ordre de son énonciation dans une sorte "de tableau de chasse" en 14 points.

La clef du rêve :

Elle veut alors trouver la clef du rêve. Pour cela, elle remarque que le moment dans lequel cerêve lui vint à l'esprit du patient est très important. Souvenez-vous, ce rêve arrive après qu'il ait parlé du chien qui s'est masturbé contre sa jambe. A l'instant précédent, il s'est identifié à un chien et il a ensuite toussé (dans la séance).

Alors elle nous donne comme signification du rêve : c'est un fantasme de masturbation.

Lacan est d'accord avec elle.

Le thème de la puissance

Ce fantasme est, selon Ella Sharpe, connecté au thème de la puissance.

Les éléments de ce thème sont :

- son rêve est le plus long rêve qu'il ait fait.

- le voyage autour du monde- l'amie sur les ondes parle à tout le monde.

- sa radio qui capte toutes les stations.

(soit sa "vantardise")

- son imitation de l'homme à l'accent cockney. Lui et son amie invitent des hommes plus forts, plus connus que lui même, donc puissants.

Pourquoi ces fantasmes d'un immense pouvoir ?

Là, pour répondre à cette question, Ella Sharpe se sert d'une logique étrange. Elle nous l'explique à partir du signifiant du chaperon qui renvoie au "prolapse" de la caverne, à cette grande caverne dans les collines. Le fantasme de masturbation est donc corrélé, selon Ella Sharpe, à l'idée d'une immense puissance. Il faut être adéquat à la mère-terre et à la caverne gigantesque avec ses lèvres proéminantes. C'est donc la seconde signification importante du rêve selon Ella Sharpe

La richesse des associations autour du signifiant "chaperon" (lèvres, labia, vulve, bouche compacte à la vulve, voiture, lin écarlate, pointe de vitesse) prouvent que le souvenir de la caverne que le patient a visité avec sa mère est un souvenir-écran. Il aurait vu les organes génitaux d'une femme quand il était tout petit, probablement ceux de sa soeur, de 8 ans son aînée. Peut-être a-t-il aussi vu sa mère nue. Il les a vu d'en bas quand il était allongé sur une couverture. Et cette perception est responsable de ses fantasmes de puissance. Autre argument en faveur de cette perception : la femme brune au restaurant est en rêve. Sa mère est brune. Il préfère les blondes.

La masturbation infantile :

Elle est déduite des rêves et souvenirs où il doit se boutonner mais aussi de ceux où il se trouve ligoté dans son lit. Rien ne rend un enfant plus furieux que le fait d'être entravé dans ses mouvements, dit-il.

Il coupe les lanières de cuir appartenants à sa soeur.

La toux compulsionnelle va dans le même sens.

Interprétation d'Ella Sharpe :

- Il n'a pas voulu que sa mère ait d'autres enfants que lui.

- Ses premières agressions, couper les lanières, étaient des agressions dirigées contre ses rivaux.

- Manifestation actuelle de sa haine : il n'ouvre pas les lettres d'admission, veut couper les riveaux.A propos de cet oubli, tombe le signifiant "undone" qui évoque les boutons de la braguette ouverts. Ella Sharpe: Il veut exhiber son pénis. (Agression)

- Il a été attaché au lit parce qu'il était très agité : masturbation infantile.

- Sa toux: elle sépare les amants.

- Il est très soucieux de ne pas embarrasser les autres.

Déranger le couple royal :

A propos de ce dernier point, un fantasme du sujet :

Un jour le Roi et la Reine étaient annoncés dans sa ville. Il avait eu alors la crainte de tomber en panne et de bloquer avec sa voiture la route du couple royal. Une situation extrêmement embarrassante! La toux émise avant d'aller dans une pièce est la "pâle représentation" d'une situation infantile où il a empêché le progrès du couple royal, non pas par son immobilité, ni par sa discrétion mais par le mouvement de ses intestins et par ses cris.

Le vagin denté :

Ella Sharpe interprète les manoeuvres de la femme qui veut s'introduire son pénis à la lumière de ses fantasmes agressifs. Les organes génitaux de la femme l'agressent. La géographie sexuelle (caverne, lèvres surplombantes etc.) montrerait qu'il s'agit là du fantasme du vagin denté.

Voilà le point d'arrêt de l'interprétation d'Ella Sharpe. Elle y ajoute une large réflexion sur ce qu'elle a dit à son patient et ce qu'elle n'a pas dit. La "sélection" des interprétations communiquées au patient culmine dans l'affirmation d'un fantasme d'agression et de toute-puissance qui serait renforcé par la peur de la mère vengeresse. (D'où la caractère hostile des organes féminins et de son propre pénis qui paraît comme quelque chose de mordant et de perçant. Son urine (énurésie) avait pour lui aussi un pouvoir nocif.

Voila la signification du fantasme masturbatoire que ce rêve représente.

Les deux séances suivantes :

Dans la séance suivante, le patient se plaint de douleurs coliques légères qui évoquaient ses diarrhées infantiles. La toux irait dans le même sens. Il parle aussi de sa difficulté au tennis. Il n'arrive pas de mettre une balle ... dans un coin pour envoyer la suivante dans le coin opposé. C'est à dire qu'il ne peut pas coincer son adversaire.

Le dernière séance dont Ella Sharpe nous parle (la 3ème) nous montre les effets de ses interprétations "brutales".

D'abord, elle compare un garagiste qui n'est pas arrivé à réparer une voiture à son père. le garagiste était trop gentil pour que le patient ait pu se mettre en colère. La voiture est ici clairement à la place du phallus mais Ella Sharpe ne voit pas qu'il est inutilisable.

Deuxièmement, le patient lui fait part que pour la première fois depuis son enfance il a pissé au lit. Avec ce symptôme il aurait établi un premier contact réel (sic) avec la situation infantile où il était le rival de son père.Lacan est moins optimiste par rapport à ce symptôme.

Enfin il fait un rêve où il serre le cou d'un partenaire de tennis qui l'a taquiné à cause de son piètre jeu. Agressivité positive pour Ella Sharpe, pas pour Lacan !

II L'interprétation de Lacan

Toute puissance du sujet ?

Lacan apprécie le travail d'Ella Sharpe : " ... une grande sensibilité de la direction, du sens de l'analyse. " (21-01-1959). Mais d'emblée, il pose la question de savoir si elle a raison de supposer à ce sujet un désir de toute puissance. Ne s'agit-il pas plutôt de l'omnipotence du discours ? Est-ce que ce voeu de toute-puissance s'accorde vraiment avec son symptôme - par exemple sa difficulté - d'acculer dans un coin son adversaire ? Ne témoigne-t-il pas plutôt "d'une difficulté à manifester sa puissance"?

Lacan fait aussi observer qu'Ella Sharpe interprète le désir de son patient "dans le sens d'un conflit agressif", donc imaginaire. Cette agressivité, Ella Sharpe la fonde sur un retour du voeu d'omnipotence. C'est pour Lacan une interprétation "du type duel".

A propos du matériel, il rend hommage à Ella Sharpe. Qu'elle ait repéré la petite toux montre déjà sa finesse. Mais Lacan reproche à l'analyste anglaise de ne pas avoir compris que le patient lui disait clairement : "La toux est un message".

"La toux est un message"

Il pose même la question : quel est le but de ce message? C'est une question posée selon Lacan, au second degré. Une question à partir de l'Autre. Là, le patient est plus loin que son analyste (comme les enfants sont souvent plus avancés que leurs parents). (On a ici en effet une interprétation de l'analysant. Mais elle ne remplace pas celle(s) de l'analyste.) Lacan écrit cette question sur le but du message de la toux dans son graphe :

C'est une question concernant l'Autre. Une question comme celle d'un sujet qui demande : "Mais qu'est-ce qu'il veut ?"

Le lieu où pointe cette interrogation, Lacan l'appelle le "schibbolette de l'analyse". Lacan transcrit cette question : "Qu'est-ce que c'est que ce signifiant de l'Autre en moi?"

Ella Sharpe a élidé ce signifiant de l'Autre. Là nous devons noter un certain forçage dans la lecture de Lacan. Elle a entendu la toux mais elle n'en parle pas pour ne pas détruire cette manifestation de l'inconscient. C'est lui qui en parle. Il dit que cette toux est involontaire et qu'il la produit avant d'entrer dans la chambre. Puis, il ajoute que cette toux doit avoir un but. Quel but, demande l'analyste? Il répond alors : "C'est une sorte de chose qu'on ferait si on allait dans une pièce où deux amants sont ensemble. Il ne parle pas de message. Mais le problème n'est pas là. C'est plutôt que Lacan impute l'histoire des deux amants à Ella Sharpe. C'est elle qui aurait apporté cette idée, alors que le texte dit clairement que c'est celle du patient.

Pourtant, Lacan a raison de noter l'attitude d'Ella Sharpe face à cette idée : dans son tableau de chasse, elle supprime le tiers et ne parle que de l'idée des deux amants ensemble. Ce qui importe a Lacan, c'est qu'il y a deux personnes plus un tiers. Les deux sont ensemble quand le tiers est dehors. Quand il entre ils ne sont plus ensemble.

Lacan soulève ensuite la question du fantasme sexuel concernant l'analyste. Car pourquoi le patient tousserait-il avant d'entrer chez son analyste. Dans son tableau de chasse, Ella Sharpe parle du rejet de ce fantasme par le patient. Lacan s'oppose à cela. Il y a plutôt admission du fantasme. L'insistance sur ce fantasme, Ella Sharpe l'a effectivement communiqué au patient , c'est pourtant une " interprétation opportune " (Lacan).

"Il n'est pas là où il est"

Lacan fait grand cas du fantasme où le sujet est dans un espace (pièce) où il ne devrait pas être et où il a l'idée de prévenir de sa présence en aboyant comme un chien. On peut dire que le fantasme s'articule ici à la métaphore du sujet.

Ella Sharpe dans son tableau de chasse, note : "Fantasme d'être là où il ne devrait pas être et d'aboyer comme un chien afin de détourner les gens de la trace."

Cette dimension est éludée chez Ella Sharpe alors que le patient se réfère à ce que l'Autre pourrait penser (référence à la subjectivité de l'Autre).

Ella Sharpe: "je pense à ce que quelqu'un pourrait penser si j'étais là ..."

(Vous pensez cette dimension très accentuée dans une pièce de Bernard-Marie Koltes, "Dans la solitude des champs de coton")

Donc, il a le fantasme d'être où il ne devrait pas être et pour brouiller les pistes, il aboyait ....

Cette observation de ce qu'il est là où il ne devrait pas être, Lacan la simplifie : Le sens de ce fantasme est : "Il n'est pas là où il est."

Vous voyez la différence entre l'interprétation duelle d'Ella Sharpe et celle de Lacan !

(Lacan ne nie pas l'agressivité du patient mais il ne considère pas qu'elle soit à la base de son cas).

L'aboiement

Il ne suffit pas de comprendre un fantasme. On doit l'analyser dans sa structure.

Le patient s'imagine donc d'aboyer à cet endroit où il ne devrait pas être. L'aboiement est un signifiant dans son fantasme et ce signifiant dit "qu'il est autre que ce qu'il est".

On pourrait inscrire ce signifiant sur le schéma Lacan à la place de l'autre. Mais , il ne s'en tient pas là. Il opère plutôt avec la métaphore, plus exactement avec la "première métaphore".A partir d'une critique de la psychologie génétique de Piaget, il fait observer qu'un enfant qui a parfaitement appris le nom de chien peut ensuite désigner les chiens et puis encore toutes sortes d'autres objets par le terme "ouah-ouah". Il peut même construire une chaîne signifiante comme celle-ci:

"le chien fait miaou-miaou et le chat fait ouah-ouah".

C'est de cette métaphore primitive que l'enfant dérivera la catégorie de la qualification et du prédicat. C'est là qu'il mettra à l'épreuve le pouvoir du signifiant.

Le patient d'Ella Sharpe dit donc dans son fantasme : "un chien n'est qu'un chien". Le chien est là à la place de l'autre imaginaire; il rabat donc le symbolique à l'imaginaire. Mais ce ravalement n'exclut pas la fonction de la métaphore primitive. Il la suppose plutôt. Cela s'avère à propos du chien qui se masturbe (souvenir du patient contre sa jambe).Ici le chien est à la place de l'autre imaginaire. Mais l'Autre n'est pas absent. Au contraire, quand il se fait témoin, le sujet disparaît , de honte.

Le sujet est donc pris entre le petit autre qui ne parle pas - (le chien, a' et aussi I(A)) - et l'Autre à qui on va parler. Il va disparaître entre ces deux autres. Et là, dans leur intervalle surgira le souvenir de son rêve.

Du rêve

Lacan analyse le rêve dans tous ses détails. Il s'arrête par exemple aux "jokes" que le patient associe à propos des organes génitaux de la femme, pour dire qu'on aurait tort de réduire le rêve à l'imaginaire. Mais il dissipe avant tout l'idée que la femme du rêve doit être interprétée par le fantasme de la femme phallique. Le chaperon n'est pas le phallus de la femme.

Il souscrit à la signification générale que Ella Sharpe donne du rêve, nous l'avons dit : c'est un fantasme masturbatoire.

Par contre, il démonte l'interprétation qui veut que ce fantasme s'accompagne d'un désir de toute-puissance.Au contraire : Le sujet se fait bien petit. Ella Sharpe confond la toute puissance du sujet et celle de la parole. Ce sujet souffre de phobies qui rendent son rapport à la parole difficile. Il ne se sert de la parole que pour être ailleurs. Ella Sharpe déduit l'omnipotence du sujet du caractère énorme du rêve. Elle ne voit pas que cette énormité n'est qu'affirmée et que la montagne accouche d'une souris.

Vous vous souvenez que la caverne géante avait servi à Ella Sharpe comme argument en faveur de la toute-puissance : elle représente l'organe d'une femme vu par un tout petit enfant. Celui-ci devra se doter, dans l'après-coup, d'omnipotence et d'agressivité afin d'être à la hauteur. Lacan ne l'entend pas comme ça. Il attire plutôt l'attention sur le fait que le garçon, au cours de son évolution souffre plutôt de l'inadéquation de son pénis.

L'image fondamentale de ce rêve est une sorte de gaine, de gant, de fourreau. C'est par rapport à cette image que le sujet situe son désir. Son désir y est enveloppé, englué. Il est enveloppé dans l'Autre; C'est cela que signifie l'image du gant, de la gaine. or, vous savez que dans la théorie de Lacan, le sujet n'est pas inclus dans l'Autre, il doit se situer dans un certain rapport à l'Etre. Et c'est ce rapport que le patient d'Ella Sharpe n'a pas atteint.

Hermaphrodite

Il est passionnant de suivre Lacan dans son interprétation du fantasme concernant le blocage du couple royal. "L'analyste y voit, une fois de plus une manifestation de la toute puissance redoutée du sujet pour lui-même ..."Or, Lacan fait remarquer qu'il est en voiture. Il est enveloppé. Et la voiture a une toiture qui évoque la caverne. La voiture est, selon Lacan à la fois un symbole phallique, mais aussi un symbole féminin. Il arrête le couple royal en bloquant la route. la pensée est là de séparer les parents. La visée est "de séparer en eux le principe mâle et femelle".

Et Lacan nous donne là une visée de l'interprétation analytique :

"... ce qui se propose comme visée à l'horizon de l'interprétation analytique, ce n'est rien d'autre qu'une espèce d'opération de circoncision psychique". Le "vagin protrus", prolabé, ce "sac de prestidigitateur", ce "sac à l'oeuf qu'on tourne et qu'on retourne" ce n'est pas quelque chose que Lacan attribue à la femme, comme le chaperon n'est pas le phallus de la mère. Il affirme que "cette sorte d'élément protrus c'est aussi le prépuce". D'où la nécessité de la circoncision psychique comme interprétation. Ce sujet, aussi longtemps qu'il est lié, arrêté, "sévèrement boudiné", jouit. Il profite d'une "fausse jouissance". En tant qu'impuissant, il est mâle. Mais quand il se libère, il se féminise.

Le problème de son désir gît dans ce jeu de cache-cache, dans ce double jeu, dans la non-séparation des deux faces, la féminité et la masculinité.

Voilà comment Lacan veut orienter l'interprétation.

Remarques sur l'aphanisis de Jones

Pour fonder ce diagnostic que nous pouvons caractériser comme un hermaphrodisme psychique, Lacan parle d'un "accident structural" (4/2/1959, p.16), et passe par un concept inventé par Ernest Jones : l'aphanisis.

"Aphanisis" veut dire "disparition". Vous savez comment Lacan a utilisé ce terme en 1964. Chez lui, c'est la disparition du sujet sous le signifiant binaire. Jones, par contre, suppose une peur de la disparition du désir. La castration serait, c'est ainsi que Lacan lit Jones, la symbolisation de cette perte.

Cela voudrait dire que d'un point de vue génétique l'aphanisis, selon Jones, serait plus radicale que la castration? "Jones fait de l'aphanisis la substance de la crainte de la castration" (Lacan,ib., p10). Or, Lacan s'oppose à cette idée. Il faut prendre les choses exactement dans le sens contraire. C'est parce qu'il y a castration le sujet peut craindre la disparition de son désir.

Dans le cas d'Ella Sharpe, nous avons non pas un "disparaître" mais un "faire disparaître". Nous avons vu la position du sujet. Il n'est pas là où il est. Mais il faut encore corréler à cette position le "jeu d'escamoteur" par rapport au phallus. Il le fait disparaître. C'est là où l'erreur de Jones sert Lacan ! car pour Lacan l'aphanisis de Jones correspond à une "insuffisante formation, articulation, (à) une partielle forclusion du complexe de castration". (ib., p.11)

Le phallus n'est pas là

Dans son rêve, le sujet ne met pas son pénis dans le vagin mais son doigt. Pour Lacan, il ne s'agit pas seulement d'une masturbation; Ou plutôt, s'il masturbe la femme, le sujet se masturbe en même temps lui-même (ib., p.15). C'est avant tout un geste d'escamoteur, un acte d'exhibition et un geste de prestidigitateur. (le sac à l'oeuf). Il retourne ce sac comme un gant. La masturbation a ici un aspect sadique, pervers.

Lacan insiste sur l'ambiguïté de la phrase anglaise "to get my penis". La femme dans son rêve veut obtenir son pénis. C'est justement cette ambiguïté, cette polyvalence (gagner, attraper, saisir, s'adjoindre, recevoir, obtenir) qui doit nous dissuader d'interpréter cette phrase dans le sens d'un acte castrateur de la femme. Supposer là une dévoration du phallus par la femme signifierait qu'on entérine la tromperie du rêve. Le rêve et les associations disent que le phallus n'est pas là. Mais le phallus ne manque pas seulement dans ce rêve. Lacan nous indique d'autres points dans l'observation qui prouvent cette absence.Par exemple : le patient affirme, de façon assez absurde, qu'il n'y a pas eu de "pram", de voiture d'enfant, chez lui, alors qu'ils étaient deux enfants à la maison. Ou encore, quand il cite la prière du "Book of Common", il invente une phrase qui n'y est pas : "il n'y a rien de bon en nous".

Une interprétation d'Ella Sharpe

Ella Sharpe suppose le phallus pourtant chez lui. Elle le situe très loin dans le passé du sujet. : dans sa vieille rivalité avec son père. Il serait lié au principe de tous ses voeux de toute-puissance.

Lacan dit à propos de cette intervention :"S'il s'agissait d'un élève j'en parlerai beaucoup plus sévèrement. Je dirais, quelle mouche vous a piqué de dire une chose pareille ..." Il s'interroge alors sur le contre-transfert d'Ella Sharpe. En effet son observation s'ouvre sur cette question : "le patient n'a pas de sentiments pour moi, même pas de pensée".

Perdre sa dame

Mais Lacan ne s'arrête pas à cette contingence transférentielle. Ce qui l'intéresse c'est plutôt l'orientation de l'analyste. Comme Freud avant elle, Ella Sharpe compare l'analyse au jeu d'échecs. Lacan assure cette métaphore. Il la renforce même. Ce dont il s'agit dans le jeu des échecs comme dans l'analyse est "la progressive réduction du nombre des signifiants qui sont dans le coup".Ella Sharpe à laquelle Lacan atteste "qu'elle est une bonne analyste" a cette conception assez agressive du jeu. D'une part, elle est très prudente car elle sait que son patient veut rester à l'abri. D'autre part, elle lui balance des interprétations qui entraînent par exemple le symptôme transitoire de sa miction nocturne ou son rêve agressif où il prend son camarade de tennis au collet pour lui serrer le kiki.

Mais ce qui échappe à Ella Sharpe c'est de savoir où est le phallus et quel est le rapport du sujet au phallus. Eh bien, le phallus c'est dans ce cas la dame que le patient ne veut pas perdre, sacrifier. Il s'avère ainsi mauvais joueur d'échecs : il faut parfois savoir sacrifier sa dame. Le phallus c'est la femme du patient avec laquelle il fait son tour du monde. Elle est présente dans le rêve. pas tellement témoin. Elle est présente mais pas en jeu.

CONCLUSION:

La lecture du chapitre V de "Dream Analysis" d'Ella Sharpe que Lacan nous a légué me parait remarquable pour deux raisons :

Lacan nous déploie avec un sérieux, une rigueur, une précision sans pareil les difficultés d'un obsessionnel avec son désir et avec son sexe. Lacan n'hésite pas de souligner les traits pervers dans cette difficulté.

D'autre part, il nous présente - en 1959 - une théorie de l'interprétation face à laquelle mainte approche d'aujourd'hui devrait pâlir. Nous y voyons clairement que l'analyste n'est pas le seul interprète - L'inconscient et l'analysant interprètent eux-aussi. Mais l'analyste et le superviseur théorique ne sont pas éliminés de cette tâche.

Mais notez avant tout qu'il pense l'interprétation déjà comme coupure. Circoncision psychique, dit-il !

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