Passe, trouvailles et style

Muriel Mosconi


La passe, telle que Lacan la définit, implique une mutation du désir. Il n'y a d'analyste qu'à ce qu'un désir inédit lui vienne, le désir de savoir, soit que par là il se sache le rebut de l'humanité qui, elle, a horreur de savoir. Pour y parvenir, l'analyste doit avoir cerné la cause de son horreur de savoir à lui (a), détachée de celle de tous, afin de ne pas résister au savoir sans sujet qu'est l'inconscient, afin que son désir puisse fonctionner comme désir de l'autre pour l'analysant.

Cette mutation du désir quant au savoir, qui a pour nom : assomption de la castration, puisqu'il s'agit d'un savoir lié au sexuel, implique un changement de style et une opération sur le fantasme. Du côté du sujet, destitution subjective, du côté de l'objet : desêtre de l'analyste, ce qui ne va pas sans trouvailles propres à chacun.

A la fin de l'analyse, ou du moins " à mesure qu'on est plus loin dans la fin de partie ", l'analysant se trouve confronté à ce que l'être de l'analyste qui causait son désir est déshabité, soit au désêtre de l'analyste, à ce qu'il n'y a pas de solution " ready-made " à l'impasse qui lui est particulière dans le rapport à l'autre sexe et à son sexe propre, soit à l'impossible inscription du rapport sexuel dans la structure. Il se trouve confronté à ce que ce soit la comédie phallique des masques qui fait le sérieux du rapport à l'autre sexe et à l'échec final de tout sens sur l'impossible d'un jugement qui ne soit pas réglé par le fantasme fondamental.

Cette émergence d'un savoir réel correspond, du côté analysant, à un moment de destitution subjective, qui répond à l'institution subjective du sujet supposé savoir à l'entrée de la cure, qui à ce moment choit, et à la construction du fantasme durant la cure, qui se trouve traversé dans la passe.

Le désir qui surgit alors, désir de savoir que ne bouche plus le fantasme, porte à l'écriture logique de ces trouvailles de savoir réel, sans sujet.

Les nombreux schémas de Freud, la topologie et les mathèmes de Lacan en témoignent, ils signent un style.

D'autres solutions stylistiques sont possibles. Lacan en donne deux dans " l'Etourdit " : si l'analysant en fin de cure est sensible au beau, il le situera de l'entre-deux morts, si quelqu'une des vérités qu'il a trouvées lui paraît bonne à dire, à faire entendre, ce n'est qu'au mi-dire qu'il se fiera, un style économe donc.

Lacan, dans la proposition du 9 octobre 1967, donne deux exemples cliniques de passe, ramenés chacun en une phrase. L'un n'est pas sans rapport avec l'homme aux loups, puisque l'objet regard y est au devant de la scène, l'autre avec l'homme aux rats, puisque c'est l'objet anal qui oriente le fantasme du sujet.

Venons-en au premier cas et aux deux variantes que Lacan en donne dans la version orale de la proposition d'octobre parue dans " Analitica n°8 " et dans sa version écrite publiée dans " Scilicet n° 1 ".

Dans la version orale, il est question de " celui qui a reconstruit sa réalité de la fente de l'impubère " et qui a "  réduit son analyste au point, projectif du regard ".

La version écrite, elle, est la suivante : " De celui qui a reçu la clef du monde dans la fente de l'impubère, le psychanalyste n'a plus à attendre un regard mais se voit devenir une voix ".

La version orale met l'accent sur la construction du fantasme dans la cure, fantasme voyeuriste ici, la version écrite fait référence de façon plus directe au phallus, - j, la fente de l'impubère comme clef du monde, phallus inclus dans l'objet fantasmatique qui se trouve paré des reflets de l'agalma.

Si le sujet a reconstruit sa réalité, c'est qu'elle était déconstruite par l'horreur de la castration féminine dans son aspect tête de Méduse, par l'horreur du savoir sur le sexe donc.

La cure a, dans un premier temps, favorisé la construction du fantasme fondamental avec le trait pervers qu'y est corrélé, tamponnant l'horreur du savoir sur la castration et produisant une trouvaille spécifique au sujet.

Sa réalité, qui avait volé en éclats, s'est trouvée toute entière appendue à cette fente où il colle son oeil et où il appelle le regard de l'autre, ce qui donne l'axiome de jouissance de son existence.

Après de longues années d'analyse, il a réduit la multiplicité de ses choix amoureux à ce bord : la fente, et à ce trait, l'impubère. Il en sait maintenant un bout sur ce qu'il veut.

L'analyste, lui, a été réduit au point projectif du regard donnant son cadre au fantasme, dans cette extraction, conformément à ce qu'écrit Lacan en 1966 dans une note additionnelle à l'article " Du traitement possible de la psychose ":

þ" le sujet barré du désir supporte le champ de la réalité et celui-ci ne se soutient que de l'extraction de l'objet a qui lui donne son cadre ". D'ailleurs, dans son commentaire des " Menines ", contemporain de cette note, Lacan souligne que c'est le sexe de l'infante, la fente de l'impubère donc, qui centre le tableau, dont il met en valeur la structure de plan projectif. A exhiber son objet châtré, ce sujet démontre que c'est l'absence de pénis qui fait ces fillettes phallus, objet cause de son désir et il parade comme désirant, à l'instar d'Alcibiade, soulignant avec éclat sa division subjective.

Si par cette opération la division subjective est au premier plan, donnant tout son poids à la reconstruction de la réalité par la trouvaille perverse, l'objet lui se trouve imaginarisé dans sa perfection supposée.

Du fait de ses trouvailles relatives à la fonction de l'analyste, le passant peut traverser son fantasme par le savoir qu'il en a construit. Réduit d'abord au point projectif du regard, ce qui permet au sujet d'apercevoir de ce point le cadre du fantasme comme cadre, la fenêtre sur le réel comme fenêtre, l'analyste se voit devenir une voix et n'a plus à attendre un regard.

Il y a ici une double réversion : réversion du regard à la voix mais aussi réversion de la position d'attente à la position active de profération, amenée par un verbe réfléchi " se voit ", temps essentiel de la pulsion, qui fait transition entre les deux objets, puisque l'énonciation la met du côté " voix " alors que l'écriture l'inscrit du côté regard.

Dans cette phrase les deux partenaires échangent leurs places : l'analysant dans la passe se retrouve du côté analyste par le biais de la voix alors que l'analyste qui fut construit comme regard d'où il a pu appréhender la place de l'objet dans son fantasme, n'a plus à attendre un regard et choit dans le desêtre pour l'analysant.

Il y a donc passage du sujet subverti à l'objet actif par le biais du desêtre de l'analyste dans sa fonction qui passe du point projectif du regard, condensateur de jouissance dans le fantasme, au vide de l'énonciation.

Le désir énigmatique de l'analyste qui a causé le désir du sujet dans la cure en tant que désir de l'Autre se réduit à ce déchet pratique : la voix. D'ailleurs Lacan note qu'à l'orée de l'analyse l'énonciation de la règle fondamentale, dans ses modulations mêmes, infléchit le parcours de la cure.

Le transfert se résout alors comme une équation :

" Notre propos est de poser une équation de la fin de l'analyse dont la constante est l'agalma.

Le désir du psychanalyste, c'est son énonciation, laquelle ne saurait s'opérer qu'à ce qu'il y vienne en position de l'x, dont la solution livre au psychanalysant son être et dont la valeur se note (-j), la béance que l'on désigne comme la fonction du phallus dans le complexe de castration, ou (a) pour ce qui l'obture de l'objet sans la fonction de la relation prégénitale " .

Tentons d'écrire cette équation du transfert.

Il y a une constante, donc, l'agalma, a = (a) + (-j) et deux valeurs de la solution, l'une durant la cure : (a), l'objet regard ici, qui inscrit le désir de l'analyste du côté de la pulsion scopique, l'autre en fin de partie : (-j), la béance de la castration qui livre au psychanalysant la solution du désir de l'analyste et de son être sans essence.

Le passage du regard à la voix connote l'assomption de la castration, la vacuité de l'objet voix fait apparaître le vide de la castration qu'obturait l'objet regard; x = a = (a) + (-j) 1er temps a obture (-j)

2ème temps a --> 0 => x `@ (-j)

Dans le séminaire XI, d'ailleurs, le regard est défini comme l'objet le moins propre à figurer la castration alors que l'objet voix est l'homologue de la castration sur le graphe du désir.

Le second exemple de passe, lui, est centré par l'objet anal.

En voici l'énoncé :

" Et cet autre qui, enfant, a trouvé son représentant représentatif dans son irruption à travers le journal déployé dont s'abritait le champ d'épandage des pensées de son géniteur, renvoie au psychanalyste l'effet d'angoisse où il bascule dans sa propre déjection ".

Ici aussi il y a trouvaille, trouvaille du représentant représentatif du sujet, dans l'irruption à travers la fenêtre sur le monde, le fantasme, de son père supposé lui aussi obsessionnel.

Ici l'obsessionnel nie le désir de l'Autre en formant son fantasme à accentuer l'impossible évanouissement du sujet dans sa division.

Le sujet s'est assujetti au signifiant - maître de celui qui met les pieds dans le plat, de l'emmerdeur, qui ne cesse de vouloir atteindre tout Autre en position de père dans don refuge.

En faisant irruption dans le fantasme anal de son père posé comme non désirant et comme mort, posé comme celui qui ferme les yeux sur les désirs du sujet, il se fait l'emmerdeur de la merde qu'est son père dans son fantasme. Et selon l'effet de réversion propre au fantasme, il se fait la merde du fantasme de son père.

Il s'agit pour lui de ne pas sacrifier sa différence subjective, corrélée au signifiant maître, à la jouissance d'un Autre qui pourrait jouir de sa castration.

Ici c'est sous le du fantasme que s'inscrit le (- j) à l'opposé du cas précédent : . Le sujet ne sacrifice pas sa division à l'Autre.

Ce qui soutient son moi fort de névrosé .

En fin d'analyse la structure s'inverse, la sensation du désir de l'Autre, l'angoisse, apparaît en résonance entre les deux partenaires .

L'analyste, appelé à la place du père mort et de l'objet anal durant la cure, se subjective, désire, alors que l'analysant passe à la position d'objet chu dans ses propres déjections.

Il y a là un chiasme : au début, négation du désir de l'Autre mais le fantasme est de l'Autre : , à la fin, sensation du désir de l'Autre et passage à être l'objet chu, sicut palea, de son propre fantasme.

Si les trouvailles de ces deux cures ont permis la construction du fantasme et sa traversée, qu'en est-il du style dans ces cas ? Le style de ces fins de cure elles-mêmes, tout d'abord, est naïf, comme l'écrit Lacan, simple, départ et émergence de la fonction voix d'un côté, angoisse et bascule dans ses déjections de l'autre. Mais qu'en est-il du style de ces analysants devenus analystes ?

L'histoire ne le dit pas, mais gageons que le premier restera sensible au beau et que le second ne dédaignera pas l'écriture logique.