"Sentiment inconscient de culpabilité"
et Unglauben paranoïaque.

Sylvette Perazzi
Mars 94


La culpabilité est désignée par Freud comme originelle, que ce soit dans le mythe oedipien ou dans les autres mythes freudiens de meurtre du père : Totem et Tabou et son "Homme Moïse".

Il décrit même des "criminels par sentiment de culpabilité", soulignant que le sentiment de culpabilité préexiste à la faute : "cet obscur sentiment de culpabilité... est une réaction au deux grandes intentions criminelles, celle de tuer le père et d'avoir avec la mère des relations sexuelles. Par rapport à ces deux crimes, ceux ensuite commis... constituent un soulagement".

Mais dès 1916, il introduit la notion étonnante, jusques et y compris pour lui, de "conscience de culpabilité inconsciente" (Unbewußtes Schuldbewußtsein) qu'il dénomme le plus souvent "sentiment de culpabilité inconscient"(unbewußtes Shuldgefühl) ... "nous appelons "inconsciente" la motion d'affect originaire, bien que son affect n'ai jamais été inconscient et que seule sa représentation ait succombée au refoulement", il distingue le "sentiment de culpabilité inconscient" qui se comporte comme un affect et peut être réprimé ou déplacé de sa représentation, le Vorstellungrepräsentanz que Lacan identifie au signifiant, qui lui est refoulé.

Parler de "sentiment de culpabilité inconscient" est donc légèrement abusif puisque ce n'est pas le sentiment qui est inconscient, mais sa représentation; ce qui est refoulé et proprement inconscient, c'est le Vorstellungrepräsentanz, alors que le sentiment (Gefühle) se comporte comme l'affect, il est déplacé ou réprimé.

Malgré ce, il conserve le terme, réitérant en 1923 qu'il "joue un rôle économique décisif dans un grand nombre de névroses", le développant même tout particulièrement dans son article de 1924 Le problème économique du masochisme. La troisième forme qu'il y distingue, norme du comportement dans l'existence (Norm des Lebensverhaltens (behaviour)) est le masochisme moral , "sentiment de culpabilité généralement inconscient" (meist unbewußtes Shuldgefühl, où la relation avec la sexualité se trouve relâchée (gelockert ) et où ce qui y importe est la souffrance elle-même.

Sa forme extrême est la réaction thérapeutique négative : à chaque fois qu'on pourrait attendre du progrès de l'analyse une amélioration, il se produit une aggravation, comme si le sujet préférait la souffrance à la guérison, traduisant le sentiment de culpabilité inconscient dont la satisfaction est le plus important bénéfice de la névrose.

Il accepte de l'appeler "besoin de punition" (Strafbedürfnis) de la part d'une puissance parentale (ce qui ne peut pas ne pas évoquer la formule du fantasme), soulignant le lien qu'il fait entre moi et surmoi : si le sadisme du surmoi est le plus souvent conscient, le masochisme du moi est inconscient. Alors que la morale est apparue du fait de la désexualisation par l'OEdipe, le masochisme moral la resexualise.

Il y a retournement du sadisme sur la personne propre lors de la répression culturelle des pulsions, (kulturellen Triebrunterdrückung ), qui retient une partie des pulsions destructrices; ces éléments retenus se traduisent sous la forme d'une augmentation du masochisme dans le moi; mais la destruction fait aussi retour dans le surmoi et élève son sadisme. Sadisme du moi et masochisme du surmoi se complètent. De la répression pulsionnelle résulte un sentiment de culpabilité (Schuldgefühl) et la conscience morale est d'autant plus sévère que la personne s'abstient d'agression contre d'autres. Le premier renoncement pulsionnel est imposé par des forces extérieures et crée seulement la moralité qui s'exprime dans la conscience morale et exige un nouveau renoncement pulsionnel.

Le masochisme moral est le témoin de l'union des pulsions. Dangereux car s'originant dans la pulsion de mort, il a d'autre part la signification d'une composante érotique, donc même l'autodestruction de la personne ne peut se produire sans satisfaction libidinale.

Jusqu'en 1937 Freud poursuit sur cette question, faisant du masochisme, de la réaction thérapeutique négative et de la conscience de culpabilité des névrosés, la preuve de l'existence de la pulsion de mort : à les considérer "on ne peut continuer à croire que les événements psychiques soient exclusivement gouvernés par l'incitation au plaisir".

En fait, Freud bute sur le fait qu'il n'utilise pas le concept de jouissance, cette jouissance proprement masochiste qu'il désigne pourtant .

Le "sentiment inconscient de culpabilité" c'est ce qui fait que le sujet se sent malade et trouve satisfaction dans sa souffrance, soit que le sujet ne peut accéder à la jouissance comme interdite que dans le déplaisir. La faute serait à l'Autre, s'il existait, "l'Autre n'existant pas, il ne me reste qu'à prendre la faute sur Je, c'est-à-dire à croire à ce à quoi l'expérience nous conduit tous, Freud en tête: au péché originel." Un exemple célèbre de l'héritage de la faute du père est celui de Kierkegaard. Le père de celui-ci, alors qu'il était enfant maudit Dieu; il en garda une culpabilité telle que, malgré sa réussite ultérieure, il resta persuadé que ses enfants seraient châtiés pour lui. De fait, ils moururent tous jeunes, de même que sa femme, sauf son fils aîné et Sören. Ce dernier vouera toute son existence à expier cette faute.

Le sujet parlant est donc un présumé coupable. La culpabilité est un effet de la barre qui se porte sur le sujet du fait du signifiant. D'ailleurs, la jouissance elle-même est fautive, fautive à faire exister un Autre non barré par le signifiant. C'est donc au sujet à porter la jouissance, avec un "exorbitant sentiment de culpabilité inconscient" . Mais le sentiment chez l'homme dépend du signifiant; le sentiment de culpabilité renvoyant au jugement dans l'Autre, le paradoxe qui a fait maintenir à Freud le terme de "sentiment de culpabilité inconscient" tient à ce que, pendant l'affect conscient, il y a un jugement inconscient sur la jouissance.

La culpabilité étant à ce point de connexion du sujet avec la jouissance, elle est donc différente suivant les positions subjectives.

Pour le paranoïaque, la jouissance est dans l'Autre : c'est l'Autre qui est mauvais, qui lui en veut, qui est coupable. Quant au paranoïaque, il refuse d'admettre dans le symbolique les signifiants qui feraient trace de son implication de sujet; il n'y croit pas. Or la croyance est ce qui permet une ouverture par opposition à la solidité de "la prise en masse de la chaîne signifiante" . Si le sentiment de culpabilité est déplacé ou réprimé, le jugement dans l'Autre qui l'accompagne et qui est refoulé dans la névrose est là rejeté, proprement forclos.

C'est ce que Freud, repris par Lacan, appelle : l' Unglauben du paranoïaque. (Unglaube signifie incrédulité, incroyance). Il ne croit pas aux reproches qui pourraient le viser, rejette la culpabilité: "Au fond de la paranoïa elle-même qui nous paraît pourtant toute animée de croyance, règne ce phénomène de l'Unglauben. Ce n'est pas le n'y pas croire, mais l'absence d'un des termes de la croyance, du terme où se désigne la division du sujet." "Ce premier étranger par rapport à quoi le sujet a à se référer d'abord, le paranoïaque n'y croit pas."

Deux exemples chez Rousseau pour l'illustrer :

Tout d'abord, la manière dont il répond à ses détracteurs, Voltaire notamment qui le dénonce dans Le sentiment des citoyens, sur la question de l'abandon de ses enfants est à cet égard caractéristique.

Il a eu de Thérèse Le Vasseur 5 enfants, tous déposés aux Enfants Trouvés. Ceci semble acquis malgré différentes thèses contestant sa possible paternité : (parce qu'il était impuissant, parce que Thérèse lui était infidèle, parce qu'il aurait avoué cette faute pour attester de la sincérité de son oeuvre, parce que ce serait une fable inventée par les Le Vasseur pour le lier à Thérèse), mais il l'avoue lui-même dans une lettre à la Maréchale de Luxembourg du 12 juin 1761 , ses contemporains en témoignent (Correspondance de Grimm, docteur Tronchin), des documents officiels paraissent en attester bien que Monsieur de La Roque n'ait pas retrouvé trace de ces enfants.

Tout en sachant que cette pratique était courante à son époque, voici donc comment Rousseau en fait le récit dans le Livre Huitième de ses Confessions : pour le premier enfant : "je m'y déterminai gaillardement sans le moindre scrupule"... puis "L'année suivante, même inconvénient et même expédient" et il explique : "en livrant mes enfants à l'éducation publique, faute de pouvoir les élever moi-même... je crus faire un acte de citoyen et de père".

Insensiblement, c'est la faute de l'autre : "Si je les avais laissés à Mme d'Épinay ou à Mme de Luxembourg... je suis sur qu'on les aurait portés à haïr, peut-être à trahir leurs parents" enfin il donne la "vraie" raison qu'il aurait tue jusque là : "je frémis de les livrer à cette famille mal élevée" (les Le Vasseur) "pour en être élevés encore plus mal. Les risques de l'éducation des Enfants-Trouvés étaient beaucoup moindres. Cette raison du parti que je pris... fut pourtant la seule que je n'osai lui dire. J'aimai mieux être moins disculpé d'un blâme aussi grave, et ménager la famille d'une personne que j'aimais."

Bien loin d'être répréhensible, son action est donc considérée par lui comme tout à fait honorable, et il s'étonne même qu'ayant fait l'aveu de sa conduite à son entourage, on puisse encore le lui reprocher alors qu'il ne s'agissait que d'une erreur bien moindre que celle de trahir un ami!

Le deuxième exemple, peut-être encore plus explicite, est donné dans les premières phrases du Livre Quatrième : "J'arrive et je ne la trouve plus. Qu'on juge de ma surprise et de ma douleur! C'est alors que le regret d'avoir lâchement abandonné M. Le Maître commença à se faire sentir."

Il semble associer regret et absence de Mme de Warens dont il dit par ailleurs qu'il n'osait pas prononcer son nom. Le terme de regret (que d'ailleurs il emploie aussi à propos de l'abandon de ses enfants) désigne aussi bien, d'après Littré, le chagrin causé par la mort de quelqu'un, une perte, une absence, que la contrariété liée à la non-réalisation d'un désir, et aussi le fait d'être mécontent de soi. Ce terme convient donc et à l'absence de Mme de Warens et à sa mauvaise action : il a abandonné Le Maître dans la rue en pleine crise d'épilepsie et ce dernier a perdu en conséquence la caisse de musique qui constituait son seul bien et son gagne-pain. Rousseau traduit cela par : "il ne manqua rien au coup que je reçus pour le rendre accablant" et dans la suite, "ma désertion, tout bien compté, je ne la trouvais pas si coupable"; il se trouve alors toutes les bonnes raisons de ne pas être intervenu : il lui avait été utile, il ne l'aurait pas guéri, il lui aurait été une charge. C'est le souvenir tardif qui lui est douloureux, apparemment déclenché par l'absence de Mme de Warens.

Cet exemple met particulièrement en valeur le déplacement du sentiment de culpabilité, de sa mauvaise action à l'absence de Madame de Warens, et la forclusion du jugement dans l'Autre qui fait qu'il y a parfois chez Rousseau une humour involontaire du type "chaudron" : la négation de sa participation virant à l'absurde par l'accumulation des raisons qu'il y trouve.

Il y aurait bien d'autres exemples chez Rousseau de ce phénomène et sa parade, c'est le "tout dire", il a même envisagé qu'il lui faudrait un autre langage "aussi nouveau que son projet" mais trouve sa "solution" dans un langage qu'il veut, non pas inventé comme Joyce, mais spontané, garantissant par sa fraîcheur, j'oserais dire son innocence, la vérité du passé tel qu'il a été vécu. Car, dit-il, "je ne peux me tromper sur ce que j'ai senti" et "en me disant, j'ai joui, je jouis encore".

Retour au sommaire du séminaire